Ce qui prend de l’importance historique est toujours fonction du présent immédiat.
Carl Einstein, La Sculpture Nègre
Lorsque j’ai proposé le thème La Chronique, écrire le temps pour la dissémination de février 2015 de la webasso des auteurs, je pensais aux almanachs, parce que le web est un almanach : d’un site à l’autre, on glisse sans transition de la politique à la fiction, de l’esthétique à la météo, de la littérature aux recettes de cuisine. Je suis donc parti sur le web à la recherche d’un texte à disséminer qui parlerait de politique de fiction de littérature de météo d’esthétique et de recettes de cuisine — :
rien trouvé.
Pas grave. En proposant le thème « La Chronique, écrire le temps », je pensais aux almanachs, mais aussi à du sable. D’un côté, il y avait l’almanach, c’est à dire la Chronique, l’Histoire et l’anecdote, le Temps avec un grand T, la petite histoire dans la grande ; de l’autre, il y avait du sable :
L’histoire se déplace continuellement. L’Europe, maintenant la première à ouvrir la route au progrès, était encore plongée dans les ténèbres que, depuis de longs siècles, la civilisation brillait d’un vif éclat sur quelque autre partie du globe, vide et désolée aujourd’hui. En Égypte, en Asie, combien de villes inscrites pour l’éternité dans les annales du monde, mais dont il ne survit guère plus que le nom et quelquefois un tell, un cairn, un dolmen, un modeste tombeau, un amas informe de ruines ensevelies sous le sable du désert : le nomade les foule aux pieds, non moins insoucieux des grandeurs déchues que le troupeau ruminant sous sa garde.
Léon Metchnikoff, La civilisation et les grands fleuves historiques
Je suis donc reparti sur le web à la recherche d’un texte à disséminer qui parlerait de politique de fiction de littérature de météo d’esthétique de recettes de cuisine et du sable. Car les blogs sont des pâtés de sable, et pour fabriquer des écrans, il faut du sable.
Après une longue errance, j’ai fini par trouver ce que je cherchais : une Etude sur les dunes publiée en 1865, dans laquelle Elisée Reclus propose une théorie de la formation des dunes mobiles, comprenant notamment :
Disposition symétrique des rangées de sable. — Hauteur des monticules. — Marche des dunes. — Déplacement des étangs du littoral. — Villages engloutis. — Obstacles opposés par la nature à la marche des sables. — Fixation des dunes par des semis.
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Extraits :
Quand le vent du large souffle avec assez de force, on peut non seulement assister à la croissance des dunes, mais on peut également aider à leur formation et vérifier par l’expérience directe les assertions de la théorie. Qu’on dépose un objet quelconque sur le sol, ou mieux encore, qu’on enfonce dans le sable une rangée de piquets perpendiculairement à la direction du vent, aussitôt le courant d’air, qui vient se heurter contre l’obstacle, se rejette en arrière pour former un remous ou tourbillon, dont le diamètre est toujours proportionnel à la hauteur des piquets.
Arrêtés par ce remous, les grains de sable qu’apporte le vent se déposent graduellement en deçà de la barrière jusqu’à ce que la cime de la dune en miniature soit au niveau de la ligne idéale qui mène du rivage à l’arête supérieure de l’obstacle. Alors le sable, que pousse le souffle de la mer et qui remonte le plan incliné offert par la face antérieure du monticule, ne se laisse plus entraîner dans le remous et ramener en arrière ; il franchit le petit ravin que la gyration de l’air a ménagé en avant de la palissade, et vient tomber au delà pour s’accumuler peu à peu sur la face postérieure de l’obstacle en prenant la forme d’un talus d’éboulement. Tels sont toujours les premiers commencements de la dune, quel que soit l’objet qui s’oppose à la marche du vent. (…)
Sur le plateau faiblement ondulé qui s’étend au pied des grandes pyramides d’Égypte, on peut étudier aussi les mêmes phénomènes. Les vents d’est et de nord-est qui viennent frapper la face orientale de chacune de ces énormes masses, rebondissent en arrière et, développant sur le sol leurs ondes réfléchies, ne permettent pas au sable de se déposer sur les degrés inférieurs de l’édifice ; c‘est à une certaine distance seulement, à l’endroit précis où le courant répercuté est neutralisé par les masses d’air venues directement de l’est que se dresse le renflement de la dune. À l’occident de la pyramide, au contraire, un long talus de sable, plus ou moins incliné, vient s’appuyer à la base du monument lui-même.
Lorsque le travail de l’homme n’intervient pas pour arrêter le progrès des dunes formées sur le rivage de la mer, ces divers obstacles qui ont déterminé l’accumulation des sables disparaissent d’abord du côté de la terre sous un talus sans cesse agrandi ; puis, quand cette partie est cachée en entier, la face antérieure commence à s’engloutir à son tour. Le vent, au lieu de se développer suivant un plan horizontal, comme sur la surface de l’Océan, est obligé de prendre une direction oblique pour remonter le versant de la dune ; lorsque celle-ci est suffisamment élevée, le courant atmosphérique passe librement au-dessus de l’obstacle qui l’arrêtait auparavant ; le petit remous qui tournoyait en deçà arrête ses gyrations, et rien n’empêche alors le sable de combler peu à peu le ravin que la répercussion du courant aérien avait maintenu devant la barrière. Bientôt l’arête de la dune coïncide avec celle de l’obstacle, celui-ci disparaît complètement, et le monticule, grandissant comme une vague qui s’approche de la rive, redressant toujours plus haut sa crête incessamment déplacée, continue d’empiéter sur les terres. Les diverses couches de sable qu’apporte successivement le vent du large remontent jusqu’au sommet le versant maritime de la dune, puis, abandonnées à leur propre poids, s’étalent en larges nappes sur le talus d’éboulement et descendent en glissant jusqu’à la base.
Ainsi gagnent incessamment les dunes, grâce aux nouvelles couches de sable ajoutées à leur talus intérieur ; mais l’action du vent dominant ne se borne pas à les agrandir, elle finit aussi par les déplacer en entier et les faire cheminer pour ainsi dire sur le sol. L’objet à la base duquel le remous de l’air avait accumulé les premiers grains de sable se décompose à la longue, les intempéries, les insectes, l’humidité, les agents chimiques le détruisent, et quand il a disparu, le sable qu’il arrêtait redevient mobile. Le vent, qui n’enlevait les couches superficielles de la dune que pour les remplacer sans cesse par de nouvelles nappes de sable, peut emporter maintenant toute la partie antérieure du monticule ; il allonge le talus d’éboulement aux dépens de la face maritime, et la base de la colline, rongée par le vent, s’éloigne toujours plus du rivage. La dune est en marche ; elle s’avance à la conquête du continent.
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A trois ou quatre milles au sud de Lowestoft, la côte s’étire en une longue courbe, légèrement arquée vers l’intérieur des terres. Du sentier qui franchit les dunes herbeuses et la falaise peu élevée, on aperçoit, en contrebas, la plage traversée de bancs de sable plats où sont plantés, de jour comme de nuit et tout au long de l’année, comme j’ai pu m’en assurer à diverses reprises, toutes sortes d’abris en forme de tente, confectionnés de bric et de broc à l’aide de piquets et de cordes, de morceaux de voile et de toiles cirées. En une longue rangée et à intervalles plus ou moins réguliers, les abris se dressent en bordure immédiate de la mer. On dirait les derniers représentants d’un peuple de nomade qui se seraient posés là, à l’extrême bord de la terre, en attente du miracle depuis toujours espéré, en vertu duquel privations et errances se trouveraient somme toute justifiées. En réalité, ceux qui campent ici, à ciel ouvert, n’ont évidemment pas eu à franchir de nouvelles contrées, voire des déserts pour rejoindre enfin ce rivage ; ce sont des gens du coin qui, suivant une antique coutume, restent posés là, à côté de leur canne à pêche, tournés vers le large, les yeux fixés sur la mer constamment changeante.
W.G. Sebald, Les Anneaux de Saturne, Babel-Actes Sud, p.67-68
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Image : Pouilles, automne 2014