« Il commença à parler, de son pays, il dessina toutes sortes de costumes, on se pressa intéressé autour de lui, il fut tout de suite chez lui. » Georg Büchner, Lenz, trad. G.-A. Goldschmidt, Vagabonde, p.21-22
« Le parc de Muskau, à cheval sur la frontière germano-polonaise, passe pour l’un des plus beaux exemples de parc paysager européen. » Bernard Umbrecht, Alexander Kluge : cultivons un jardin numérique, Ars Industrialis
« Faire une expérience, c’est, pour le piéton planétaire, faire un geste, arpenter la ville connue et ses territoires non formatés dans l’expérimentation, réelle et fantastique à la fois, de la mobilité, dans l’épreuve du déplacement, dans l’invention du mouvement. » Thierry Davila, Marcher, créer, Editions du Regard, p. 179
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Web-association des auteurs, dissémination d’avril
Ce mois-ci, Carol Shapiro, que l’on peut retrouver sur son blog Fragments d’incertitude, propose le thème « Frontières et ouvertures » : thème qui, me concernant, tombe fort à propos puisque je reçois aujourd’hui un courrier du Contrôle des habitants – Bureau des étrangers me priant de bien vouloir me présenter muni d’un passeport valable ou d’une carte d’identité, de deux photos récentes format passeport, d’une attestation de l’office des poursuites, de ma dernière fiche de salaire ou de toute autre preuve de mes moyens financiers, ainsi que de la somme de 110 Fr, en vue du renouvellement de mon permis de séjour.
J’habite à l’étranger, non loin de la frontière, dans un petit pays frontalier lui-même strié de nombreuses frontières, linguistiques, géographiques, économiques. Petit pays que j’aperçus pour la première fois, nettement, à l’âge de dix ans, sans me douter qu’un jour j’y serai domicilié. C’était en hiver, au sommet du Ballon d’Alsace. L’air était si limpide que l’on distinguait précisément toute la chaîne des Alpes, je me souviens qu’on voyait très bien le Cervin. Panorama sublime, étrangement prémonitoire, à la frontière du rêve et de la réalité. Souvenir onirique, peut-être inventé, peut-être imaginé, ai-je fini par songer au fil des années. Jusqu’au jour où, à la recherche d’une idée de dissémination sur le thème de « la frontière », me promenant sur le blog de Bernard Umbrecht, Le Saute-Rhin – quand j’ai découvert la proposition de Carol Shapiro, j’ai spontanément pensé au Saute-Rhin, je me suis même dit « avec ce thème, tout le monde va vouloir disséminer le Saute-Rhin puisque Bernard Umbrecht est celui qui, entre tous, passe constamment d’une frontière à l’autre, et qui plus est, en marchant »,
or en lisant la proposition de Carol Shapiro sur le thème de la frontière, j’ai aussi pensé spontanément à la marche, parce que je pensais au web, je veux dire aux frontières du web, et que je me demandais s’il n’y avait pas un rapport, à la frontière du geste et du signe, entre la marche, dans la nature ou dans la rue, et la lecture/écriture sur le web, je pensais en particulier à des artistes marcheurs, comme Francis Alÿs par exemple, qui marche dans les rues de Mexico en poussant un bloc de glace jusqu’à ce qu’il fonde, Francis Alÿs qui, par ailleurs, s’est filmé en train de repeindre avec un petit pinceau la ligne blanche discontinue d’une route au Panama, et qui s’est filmé en train de prendre un seau d’eau de la mer Rouge dans la mer Rouge pour le vider dans la mer Noire, je pensais aussi bien sûr à Kenneth White, dont je lisais Les Vents de Vancouver, il faut préciser que je suis retourné ces derniers jours aux confins sud-est du Berry, où je vivais autrefois et que j’ai quitté il y a sept ans pour marcher vers l’ouest jusqu’à l’Atlantique, or quand je pars en vacances, comme récemment dans le Berry, j’emmène souvent un livre de Kenneth White,
« je suis parti vers le nord, puis vers le nord-est, le long des falaises qui bordent la côte. Je fus quelque peu surpris au début par la quantité de détritus, mais j’aurais dû m’y attendre car toute la région est une turbine hydraulique dans laquelle le courant de Californie, en montant vers l’Alaska, rencontre le courant subarctique. Dans les eaux peu profondes j’ai vu une bouteille de saké de Nagasaki dodelinant à côté d’une bouteille de ketchup de Galveston, Texas »,
et puisque j’étais aux confins sud-est du Berry, à la frontière du Bourbonnais, en pensant au thème de la frontière j’ai pensé bien sûr aux jardins, aux clôtures, au bocage, aux haies, aux bouchures, aux sillons, à l’élevage, à l’agriculture, à l’histoire d’Abel et Caïn,
pour finir par me dire que le thème de la frontière était un thème assez difficile
à délimiter,
toujours est-il que c’est en lisant un article de Bernard Umbrecht sur le Saute-Rhin que j’ai eu, trente-neuf ans plus tard, la confirmation que ma vision claire nette et précise, du haut du Ballon d’Alsace, de toute la chaîne des Alpes, et du Cervin, n’était pas une illusion.
Images : dans le Berry, avril 2014
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Le Saute-Rhin
Bernard Umbrecht
Dans les Vosges en compagnie de Georg Büchner
Soleil levant embrasant les pierres de granit au sommet du Grand Ballon
Georg Büchner entretenait une relation très particulière à l’Alsace, à Strasbourg, aux Vosges. Il a d’ailleurs passé, eu égard à sa courte vie de 23 ans un temps relativement long dans la région, pour une partie de ses études d’abord (1831-1833), en exil politique ensuite (1935-36 1835-36). Strasbourg avait été à l’époque avec Montpellier et Paris, la seule université française à disposer d’une faculté de médecine. Terre d’asile pour révolutionnaires pourchassés, Strasbourg était « un centre politique et intellectuel de dimension européenne » (Jan-Christoph Hauschild). Et Büchner préfèrera « l’air français orageux » à « l’atmosphère hollandaise froide et trempée qui règne en Allemagne ». A Strasbourg habitait aussi la fiancée de Büchner, Wilhelmine (Minna) Jaeglé. Dans une lettre (10 mars 1834) qu’il lui adresse, il évoque la nostalgie des Vosges :
« Il n’y a pas de montagne ici [à Giessen, ville universitaire dans le centre de la Hesse] qui offre une libre perspective. Collines sur collines et de larges vallées, une creuse médiocrité en tout ; je ne peux pas m’habituer à cette nature, et la ville est exécrable »
Büchner souffre de l’étroitesse des paysages et des esprits. Dans une lettre antérieure à l’ami alsacien Auguste Stoeber (9 décembre 1833), il écrit :
« Parfois j’éprouve une véritable nostalgie de vos montagnes. Ici tout est si étroit, si petit. La nature et les hommes, un horizon des plus bornés, auxquels je n’arrive pas, même un instant, à m’intéresser »
Et il y a la grande nouvelle littéraire de Büchner, Lenz, qui se déroule dans les paysages vosgiens. Dans l’extrait ci-dessous, Lenz hurle son besoin de montagne pour ne pas devenir fou.
« Après le repas, Kaufmann le prit à part. Il avait reçu des lettres du père de Lenz, son fils devait rentrer et lui apporter son aide. Kaufmann lui dit qu’il gaspillait sa vie ici, qu’il la perdait sans profit, qu’il fallait qu’il se fixât un but, et d’autres choses semblables. Lenz l’interrompit vivement: « M’en aller d’ici? M’en aller? A la maison? pour y devenir fou? Tu sais, je ne puis tenir nulle part, sauf ici, dans la région. Si je ne pouvais pas de temps en temps monter sur une montagne observer la contrée puis redescendre ici, passer par le jardin, regarder à l’intérieur par la fenêtre… je deviendrais fou ! Fou ! Laissez-moi donc en paix ! Je n’ai besoin que d’un peu de repos là où je suis bien ! Partir, partir! Je ne comprends pas, ce mot pour moi gâche tout l’univers. Chacun a besoin de quelque chose; s’il peut connaître le repos, qu’a-t-il besoin de davantage ! Toujours monter, toujours lutter et rejeter ainsi pour l’éternité tout ce qu’offre l’instant, toujours se priver de tout pour connaître un jour la jouissance! Avoir soif tandis que des sources claires traversent votre chemin! Ma situation présente est tolérable, et je veux rester là. Pourquoi? Pourquoi? Parce que j’y suis bien. Que veut mon père? Peut-il me donner davantage? Impossible! Laissez-moi en paix! » – Il s’emportait; Kaufmann le quitta, Lenz était mécontent. »
« Si je ne pouvais pas de temps en temps monter sur une montagne… » Ce n’est pas la folie qui conduit à l’enfermement mais l’enfermement à la folie. « Le trou [la prison] m’aurait rendu fou » écrit Büchner évoquant la prémonition d’être mis en prison et le choix de l’exil.
Dans une lettre à sa famille datée du 8 juillet 1833, il décrit une balade de plusieurs jours dans les montagnes vosgiennes.
Je mets cette lettre en ligne et, dans un second temps, j’essayerai de la commenter en images.
Voyage dans les Vosges
11. A sa famille (voyage dans les Vosges).
Strasbourg, le 8 juillet 1833.
« Tantôt dans la vallée, tantôt sur les hauteurs, nous avons traversé cette aimable contrée. Le second jour, sur un plateau de plus de 3 000 pieds d’altitude, nous parvînmes à ces lacs qu’on appelle blanc et noir. Ce sont deux flaques sombres dans un ravin profond, dominées par des falaises d’environ 500 pieds de hauteur. A nos pieds, cette eau calme et sombre. Au-delà des sommets les plus proches, nous voyions, à l’est, la plaine du Rhin et la Forêt-Noire, à l’ouest et au nord-ouest, le plateau lorrain, au sud, de noirs nuages d’orage, l’air était sans un souffle. Une soudaine tourmente chassa les nuages au-dessus de la plaine rhénane vers le nord, les éclairs déchirèrent la nue à notre gauche et sous les lambeaux des nuages, derrière la masse sombre du Jura, les glaciers des Alpes étincelèrent au soleil couchant. Le troisième jour nous offrit le même panorama splendide ; en effet nous avons ascensionné ce jour le point culminant des Vosges, le Grand Ballon, haut de 5 000 pieds. On y voit le Rhin depuis Bâle jusqu’à Strasbourg, et la plaine derrière la Lorraine jusqu’aux crêtes de Champagne, les confins de l’ex-Franche-Comté, le Jura et les montagnes suisses de Rigi jusqu’aux plus lointaines Alpes savoyardes. Le soleil était prêt de se coucher, les Alpes rougeoyaient faiblement au-dessus d’une terre envahie de ténèbres. Nous avons passé la nuit non loin du sommet, dans la hutte d’un vacher. Les vachers ont cent vaches et près de go taurillons et taureaux sur les hauteurs. Au lever du soleil, le ciel était un peu brumeux, le soleil jetait un éclat rouge sur le paysage. Au-dessus de la Forêt-Noire et du Jura, les nuages semblaient tomber comme l’écume d’une cascade, seules les Alpes étaient dégagées, pareilles à une étincelante voie lactée. Imaginez au-dessus de la chaîne sombre du Jura et des nuages du sud, à perte de vue, les feux d’un gigantesque mur de glace, brisé seulement à son sommet par les dents et les pics des monts isolés. Du Ballon, nous sommes redescendus sur la droite dans ce qu’on appelle la vallée de Saint-Amarin, dernière vallée importante des Vosges. Nous la remontâmes, elle se termine sur une belle prairie, dans une montagne sauvage. Une route de montagne bien entretenue nous conduisit par-dessus les monts en Lorraine aux sources de la Moselle. Nous suivîmes un moment le cours de l’eau, puis nous tournâmes vers le nord et nous rentrâmes à Strasbourg par plusieurs sites intéressants. (…) »
N.B. Pour les textes français de Büchner, j’ai utilisé les traductions de Henri-Alexis Baatsch parues dans l’édition des textes de Büchner faite en 1974 par Jean-Christophe Bailly dans ce qui s’appelait à l’époque la « Bibliothèque 10-18″. Y figurent rassemblés, Lenz, Le messager hessois, Caton d’Utique et la correspondance.
En suivant l’itinéraire de Büchner
Chemin de crête vers le Grand Ballon(au fond). A gauche de l’image la Forêt noire
En suivant l’itinéraire de Büchner et ses compagnons, on s’aperçoit à quel point ce qui l’attirait c’est l’ouverture de l’horizon, la « libre perspective », la vision panoramique qui dans la première partie mène le regard de la Lorraine à la Forêt noire et de la Forêt noire à la Lorraine, sur un chemin de crête entre deux espaces linguistiques, comme dans le pays d’Oberlin d’ailleurs où se situe la nouvelle Lenz, pour finir par une ouverture encore plus large sur l’Allemagne, la Suisse, le Jura, la Franche Comté depuis le sommet du Grand Ballon. Ce dégagement de la vue, cette ouverture trinationale, l’absence de bornes a fortement attiré le poète. Bien entendu, nous qui suivons cet itinéraire 180 ans après lui, nous savons que cet espace a été borné plus tard par trois guerres franco-allemandes, dont deux mondiales, et qu’il commence seulement à cesser de l’être. La description nous apparaît très a postériori comme une sorte de repérage au sens cinématographique.
Voici ce que l’on peut lire dans la nouvelle Lenz :
« Il parcourut la montagne dans diverses directions. De vastes étendues découvertes descendaient vers les vallées, peu de forêts, rien que des lignes puissantes et plus loin, au-delà, l’étendue vaporeuse de la plaine ; un souffle violent traversait l’air, nulle trace humaine, sauf ici et là une hutte abandonnée où les bergers passaient l’été, au flan de la montagne. Presque rêvant, peut-être, le calme se fit en lui : tout pour lui se fondant en une ligne comme une vague montante et descendante entre ciel et terre : il lui sembla être couché au bord d’une mer infinie qui ondoyait doucement. Parfois, il s’asseyait ; puis il repartait, mais lentement, rêveur. Il ne cherchait pas de chemin »
La quête du lointain n’est pas une perte de vue mais peut mener à une sensation d’infini. « L’étendue véritable n’est point pour l’œil, elle n’est accordée qu’à l’esprit » (Saint Exupéry)
La lettre de Büchner, écrite au retour à Strasbourg à ses parents, débute aux lacs Blanc et Noir sans préciser comment ni par quel itinéraire lui et ses compagnons y sont arrivés. On sait seulement qu’ils ont mis une journée pour y parvenir, sans doute à partir de Strasbourg.
Le lavis ci-dessous date de 1830 soit trois années à peine avant le passage de Büchner. Il donne une idée de ce que le poète a pu voir. Ce qui frappe surtout et cela est confirmé par d’autres images du milieu du 19ème siècle, c’est que les Vosges ont l’air moins boisées qu’aujourd’hui.
David Ortlieb : Vue du la Noir, région d’Orbey, 1830 Musée Unterlinden Colmar . Image extraite du catalogue de l’exposition « L’alsace pittoresque. L’invention d’un paysage 1770-1870 ». Unterlinden
Le même lac, d’en haut, offre une vue sur la Forêt noire :
Les hauteurs du Lac Blanc offrent une vue encore plus large, de la Lorraine à la Forêt-noire :
Le Grand Ballon
Le « troisième jour », Büchner est au sommet du Grand Ballon, Ballon de Guebwiller. Il ne s’attarde pas à la description de l’intervalle. Il emploie pour désigner le Ballon le terme rare de Bölgen, introuvable dans les dictionnaires, qui désignait le Ballon de Soultz ou de Guebwiller, le sommet le plus élevé des Vosges. On trouve le mot dans un dessin de François Walter qui date de 1785
GRAND BALLON, Environs ,de F. WALTER, ill. (1785) BNU Strasbourg
« Le ballon de Sultz (ballon de Guebwiller, le Boelchen des Alsaciens) se trouve par cette disposition rejeté à trois lieues à l’est de la chaîne centrale, et néanmoins il est le point le plus élevé des Vosges, son sommet atteignant 1426 mètres. Sa pente est douce vers Sultz, mais escarpée vers Saint-Amarin et Lautenbach ; ainsi isolée, cette montagne offre de son sommet un point de vue très étendu ». (Études géographique et géologique des Vosges / Jean-Baptiste Mougeot, 1827).
Une métaphore de géologue : « ainsi isolée, cette montagne offre de son sommet un point de vue très étendu »
Dans une étude parue en 1856 dans la Revue d’Alsace, sous le titre « Origine et signification des noms Bélch, Balon », Auguste Stoeber, ami de Büchner, explique que contrairement à ce que l’on croit, le terme ballon pour désigner un sommet n’a pas de rapport avec sa forme. La racine est la même que dans l’équivalent allemand Belchen, bél ou bâl (même bol dans Bollenberg) désigne une divinité du soleil. Le belchen ou bâlon (ballon) est un lieu consacré au culte du soleil.
J’ai longtemps retardé la publication du présent texte dans l’espoir d’un ciel moins brumeux au sommet du Grand Ballon. Büchner dans une époque moins polluée avait bénéficié d’une vue bien plus dégagée, d’un horizon bien plus lointain. Les circonstances favorables pour cela ont été la période, proche du solstice d’été, et surtout l’orage.
Quelques images toutefois :
La montée au sommet du Grand Ballon
Depuis le sommet du Grand Ballon vers la plaine d’Alsace, le soir
Au lever du soleil
Les Alpes, il m’est arrivé de les voir. C’est plus facile en hiver. Pour l’anecdote, j’ai trouvé, accroché dans le Chalet-Hôtel du Grand Ballon, un tableau sans date et sans signature représentant une vue – rêvée ? – des Alpes depuis cet endroit :
(…)
A lire également, publié sur un ancien blog de Bernard Umbrecht hébergé par Ars industrialis
Alexander Kluge : Cultivons un jardin numérique
Face au « tsunami » de données, l’écrivain et cinéaste allemand Alexander Kluge propose d’aménager des jardins numériques, idée qui m’apparaît séduisante. Extraits d’une récente interview à la Frankfurter Allgemeine Zeitung.
“Il y a une nouvelle aspiration à la durabilité, à la constitution d’un hortus conclusus,un jardin clôt. Cela n’a rien à voir avec le plaisir de surfer. Sur un océan, on peut à peine survivre en surfant. Un nouvel intérêt pour les conteneurs, les délimitations est apparu. C’est là que l’Art trouve sa nouvelle fonction. Il sera le lien entre tout ce qu’autrefois l’Opéra, la Peinture, la Littérature ont fait chacun dans leur domaine et inscrira tout ce matériau dans une dramaturgie constellative obéissant à des forces invisibles. Ce type de dramaturgie, on peut le voir en germe dans l’œuvre d’Ovide. Il raconte 1200 histoires qui ont toutes le même contenu : une créature qui souffre se métamorphose. Une même idée traverse tous les épisodes et tout l’univers est décrit ! Chez Balzac, nous retrouvons la même chose. Il parle expressément de constellations pas seulement à l’intérieur d’un même roman mais à travers plusieurs romans qui s’englobent et s’influencent. Cette conception est parvenue chez les Modernes à travers Döblin et Dos Passos. Depuis Youtube se renouvellent des aspirations que nous avions déjà chez Ovide et Balzac. Dans l’histoire du cinéma existe un exemple éloquent. Il n’y avait au début que des films d’une minute qui s’additionnaient. Chez Youtube, on retrouve des films d’une à trois minutes. Mais Youtube, c’est la jungle, l’océan illimité et Youtube ne peut pas répondre au nouveau défi à l’Art qui est de créer des phares, des ports, des radeaux. Nos nouvelles tâches artistiques consistent à redéfinir des conteneurs.(…).
De même que vous avez à New York accolé au quartier des affaires Central Park, vous pouvez dans le réseau, non dans le nirvana ou dans une académie, mais au beau milieu de la bousculade de données, aménager des jardins. Vous devez reconnaître l’existence des datas en les protégeant contre elles-mêmes grâce à un lieu clôt, domestiqué. Le jardin est l’antipode de la jungle.
J’ai un grand respect pour la nature première. Immanuel Kant parle de sa sublimité. Je la ressens en tant qu’être humain par exemple à la vue des étoiles. Il n’en va pas de même à notre échelle dans notre sphère de vie. J’aime les jardins anglais. Prenez un jardin comme celui du Prince de Pückler [1] ou celui où repose Lady Di. Cela ressemble à la nature mais c’est une nature seconde créée par l’homme. J’y éprouve un sentiment de bien-être, il n’y a pas d’autres mots. C’est sur ce plan là qu’aujourd’hui naît quelque chose de nouveau”.
Contre le chaos du monde, il faudrait donc comme Candide cultiver son jardin.
“De tels jardins nous essayons d’en aménager sur dctp.tv (i.e. la maison de production télévisuelle d’A. Kluge qui porte en sous titre « un jardin des informations). Nous y montrons une multitude de boucles d’une douzaine de films qui se répondent et qui traitent par exemple du cosmos, de l’amour, du Moyen Age latin, les histoires de cette période, celles de Caesarius de Heiterbach sont les plus belles que je connaisse. Cela me ravit de placer ces histoires au milieu de l’actualité. Je le formulerai ainsi : tout dans le flot de données n’est pas réel mais Caesarius de Heiterbach l’est .
A côté de la réalité des datas, il y a une seconde réalité dont nous sommes maîtres. Nous ne pouvons rien pour l’Utopie de l’absence de lieu mais nous pouvons quelque chose pour l’enclave, l’hétérotopie. (…)
La connaissance des issues fait partie de l’idée de jardin. Pensez au mythe de Jason et Médée. Jason dérobe avec 50 jeunes héros la Toison d’or. Au revers de la toison étaient signalés les endroits où se trouvaient les trésors et les issues maritimes. Ces trésors ne se situaient pas dans des endroits que l’on pouvait trouver grâce à un GPS. Ils concernent bien plus mes thèmes, d’où je viens et où je veux aller. On peut déduire de cela que nous devons opposer les cartes de la subjectivité au savoir des GPS. (…)”
Source de l’entretien :http://www.faz.net/s/RubCEB3712D41B64C3094E31BDC1446D18E/
Le jardin des informations dctp.tv est constitué de parcs à thème. En exemple, dans celui sur l’éducation intitulé on ne peut pas apprendre à ne pas apprendre, on trouve pêle-mêle 16 vidéos de longueurs variables parmi lesquelles un entretien avec Oskar Negt sur Kant et son célèbre Sapere aude, une ode à la philologie, un sujet la langue est un fleuve sur des textes de Alcuin et Derrida, un sujet sur les éléphants, un reportage sur une école de danse pour malentendants, etc. D’autres parcs à thème traitent de crime et châtiment de l’argent et la philosophie, le capitalisme, la crise, une grande attention aux évolutions des techniques d’information et de communication.
Beaucoup de plantation dans ce jardin. On y passe de bons moments Pour le visiter, suivre le lien :
http://www.dctp.tv/#/bildung/cool-def-dance
bernard.umbrecht[at]free.fr
[1]Le parc de Muskau à cheval sur la frontière germano polonaise, construit par le Prince Harman Ludwig Heinrich von Pückler-Muskau, passe pour l’un des plus beaux exemples de parc paysager européen.