Le petit poste frontière de l’autre côté, enfin, et là quelques pas, des pas de recueillement, vers l’intérieur de la Bosnie. La vitre cassée du petit poste et derrière deux branches de chemin qui montaient plus ou moins raides. le garde-frontière avec son regard comme s’il allait faire feu — ou n’était-ce pas plutôt une inaccessible tristesse ? Seul un dieu aurait pu l’en débarrasser et à mes yeux, la Drina vide et sombre, c’était ce dieu qui coulait là, mais c’était un dieu sans pouvoir aucun. Nous n’avions pas à entrer dans son pays. Il nous laissa cependant quelque temps regarder, écouter sur le seuil — et nous, nous étions dépourvus de curiosité, nous n’étions rien d’autre qu’embarrassés. Cette pente de montagne bosniaque était semée de fermes à quelque distance les unes des autres, chacune flanquée de vergers et des cônes ou des pyramides des meules de foin balkaniques hautes comme des maison. Çà et là on voyait des cheminées qui fumaient (j’avais d’abord pris cela pour des décombres qui fumaient et n’en était-ce pas, en réalité ?) De la plupart des bâtiments ne sortait nulle fumée et souvent ce n’était pas simplement la cheminée qui manquait, mais le toit tout entier et les portes et les fenêtres par-dessous. Etrangement, pour ainsi dire, pas de traces d’incendie, de telle sorte que ces fermes ressemblaient à ces maisons typiques des travailleurs émigrés de la Yougoslavie dans son ensemble et cela non seulement dans un deuxième, mais aussi un troisième temps du regard. Etaient-elles en construction ou détruites ? Et si elles étaient détruites alors en partie, démontées avec soin, emportées, les éléments déposés plus loin.

Et on entendit soudain le bibliothécaire de la ville frontière : “ Dans ce marécage où jadis tous les oiseaux chantaient chacun leur propre mélodie, les fantômes européens ont bougé. Je ne sais comment l’expliquer, mais je deviens de plus en plus un Yougoslave. Et pour des gens comme nous, ce sont les temps les plus durs. Et quand j’y pense, les temps furent toujours les plus durs pour les Yougoslaves. Je ne peux être ni serbe, ni croate, ni hongrois, ni allemand, parce que je ne me sens plus nulle part chez moi. “

Et puis mon ami Žarko, le mangeur serbe de pain allemand, sur un air qui le contredisait plutôt lui-même : “ La vie en Allemagne est-elle pour moi, Serbe, meurtrière ? Le fait est que l’Allemagne s’est élevée au rang d’un beau pays riche, paradisiaque. Le monde comme machine. Les maisons aussi sont des machines. Le jappement des chiens dans les rues ressemble au grincement des machines dans les usines. Dans les grandes surfaces, c’est comme si tu achetais des vis et non pas du lait. Dans les boucheries, c’est comme si tu achetais des clous, pas du jambon. Dans les pharmacies, comme si tu achetais des marteaux et non de l’aspirine. “

Peter Handke, Un Voyage Hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina, trad. Georges Lorfèvre, Gallimard 1996, p. 94, 95, 96

Image : Berry, France, août 2015

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