Pleine lune de juin. Dans les jardins ouvriers en bas au bord du canal, toute une tablée auréolée d’un nuage de fumée célèbre la canicule en grillant des saucisses.
Sur l’horizon le Mont-Blanc, arche démesurée, s’apprête à décoller pour échapper à la chaleur écrasante. Triste sort des sommets ordinaires, vaincus, affaissés.
Au centre d’un village, sous un parasol de plage, une tête dépasse à peine de la chaussée. Un homme répare une canalisation dans une tranchée.
Ce matin j’ai relu et recopié le début de l’Essai sur la journée réussie de Peter Handke : ma journée est réussie.
…
Peter Handke
Essai sur la journée réussie
Qui a déjà vécu une journée réussie ? La plupart vont dire que oui. Et il sera nécessaire alors de continuer à questionner. Veux-tu dire “réussie”, ou simplement “belle” ? Parles-tu d’une journée “réussie” ou d’une journée — il est vrai tout aussi rare — “sans soucis” ? Pour toi une journée réussie est-elle déjà celle qui s’est écoulée sans problème ? Vois-tu une différence entre une journée réussie et une journée heureuse ? Est-ce pour toi autre chose de parler de telle ou telle journée réussie à l’aide du souvenir ou, immédiatement après, au soir même de ce jour, sans la transformation par le temps intermédiaire dont l’adjectif alors ne serait pas “accompli”, “surmonté” mais seulement “réussi” ? Pour toi la journée réussie est-elle fondamentalement différente d’une journée sans pesanteur, une journée de bonheur, une journée dont on serait venu à bout, une journée transfigurée par son longdurer — une seule chose suffit et le jour tout entier s’élève, transfiguré —, et peu importe quel grand jour pour la science, pour ta patrie, notre peuple, les peuples de la terre, l’humanité ? (D’ailleurs regarde —lève les yeux —, le contour de l’oiseau là-bas en haut dans l’arbre ; le verbe grec pour “lire”, dans les épîtres de Paul, traduit littéralement, serait à la lettre le “haut-regard”, le “haut-voir”, le “haut-connaître”, un mot sans injonction particulière, une invite, plutôt, un appel ; et en plus ces colibris de la jungle américaine, qui en quittant leur arbre protecteur imitent le balancement d’une feuille qui tombe pour tromper les vautours…) Oui, la journée réussie n’est pas pour moi comme toute les autres, elle veut en dire plus. La journée réussie, c’est plus. C’est plus qu’une “remarque réussie”, plus “qu’un coup réussi aux échecs” (même plus que toute une partie réussie), qu’ “une première hivernale réussie”, elle est autre chose qu’une “fuite réussie”, une “opération réussie”, une “relation réussie”, qu’ ”une affaire réussie” quelle qu’elle soit, elle est indépendante aussi du coup de pinceau ou de la phrase réussis et elle n’a même rien à voir avec “ce poème réussi en une heure après l’attente de toute une vie”. La journée réussie est incomparable. Elle est unique.
Trad. G. A. Goldschmidt, Folio, p.148, 149
Image : 30 juin 2015, Orbe, Suisse