Web-association des auteurs, dissémination de mai : Amérique, thème proposé par Antoine Bréa.
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La première fois que je suis parti en Amérique, j’ai pris le Paris-Moscou à la gare du Nord et je suis descendu à Essen, dans la Ruhr. C’était en 1978. Sur place, la famille qui m’hébergeait menait une vie véritablement américaine : moquette dans toutes les pièces et télévision partout, même dans la cuisine, même dans la salle de bain. Le soir on mangeait en regardant Reich und Arm (Rich Man, Poor Man), un feuilleton américain qui racontait l’histoire américaine de deux frères américains dont le père, allemand, avait émigré aux Etats-Unis dans les années vingt. Le dimanche on roulait sur des avenues plantées d’arbres, avenues larges comme des avenues américaines. On allait au parc. Parc à daims, à musique country, à gâteaux à la crème, à femmes en bigoudi, parc immense comme un parc américain.
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Trente pour cent des infrastructures de la Ruhr ont été détruites par les bombardements alliés.
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L’Allemagne n’est pas l’Amérique et d’ailleurs je ne suis jamais allé en Amérique mais le fait est que si vous cherchez des informations sur la série Rich Man Poor Man je vous conseille de taper plutôt Reich und Arm : la Westalgie, ça existe peut-être aussi.
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Mais si vous êtes comme moi et que vous dérivez au hasard sur le web sans rechercher d’information particulière, tapez « Heinrich Brüning et W.G. Sebald » : vous tomberez sur un long article d’ Andrés Mario Zervigón, chercheur à l’université d’Etat du New-Jersey, publié par la revue Etudes Photographiques : Wiederaufbau de la perception. La photographie allemande dans l’après-guerre, 1945-1950 :
« Au cours du raid qui eut lieu dans la nuit du 28 juillet et débuta à une heure du matin, dix mille tonnes de bombes explosives et incendiaires furent larguées sur la zone urbaine densément peuplée de la rive est de l’Elbe […] Selon une méthode éprouvée, ce sont d’abord toutes les portes et les fenêtres qui furent défoncées et arrachées de leurs cadres à l’aide de deux tonnes de bombes explosives, puis de petites charges incendiaires mirent le feu aux greniers tandis que dans le même temps des bombes pesant jusqu’à trente livres pénétraient jusqu’aux étages inférieurs. En quelques minutes, sur une surface de quelque vingt kilomètres carrés, des incendies s’étaient déclarés partout, qui se rejoignirent si vite qu’un quart d’heure après le largage des premières bombes tout l’espace aérien, aussi loin qu’on pouvait voir, n’était qu’une mer de flammes. » (W.G. Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, traduction Patrick Charbonneau, Arles, Acte Sud, 2004, p. 36-37.
« Sebald poursuit son récit en décrivant comment les flammes convergèrent en un brasier dévastateur qui « aspirait l’oxygène avec une telle puissance » que l’air se déplaçait avec la force d’un ouragan, arrachant les toits et les pignons des façades, emportant les poutres, faisant fondre les vitres des wagons de tramway et bouillir les réserves de sucre dans les caves des boulangeries, balayant « les gens transformés en torches vivantes ». Et ceux « qui avaient fui leurs refuges s’enfonçaient, avec des contorsions grotesques, dans l’asphalte fondu qui éclatait en grosses bulles », ou étaient instantanément déshydratés par des vents brûlants qui pompaient impitoyablement tout ce que les corps pouvaient contenir d’eau. La chaleur générée par ces incendies fut telle que « les pilotes de bombardier dirent qu’ils l’avaient perçue au travers des parois de leurs appareils. »
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A la lumière de “l’inventivité de la stratégie narrative” déployée par Sebald dans De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, Zervigon s’interroge sur l’absence frappante de toute innovation esthétique dans la photographie allemande au cours des cinq années qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il examine plus précisément le genre connu sous le nom de Trümmerfotografie (photographie de ruines) en s’attardant en particulier à l’oeuvre de Hermann Claasen : pourquoi ce corpus d’images est-il si conventionnel dans son contenu comme dans son style malgré le caractère choquant du sujet ?
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« Un des livres de photographies de ruines les plus célèbres de l’époque, signé du photographe Hermann Claasen, basé à Cologne, intitulé Gesang im Feuerofen. Köln – Überreste einer alten deutschen Stadt (Hymne dans la fournaise. Cologne – Vestiges d’une vieille ville allemande), paru en 1947, propose des vues de ruines qui deviendront iconiques. Particulièrement mémorables sont les images multiples du pont Hohenzollern mutilé et les façades squelettiques des bâtiments de Cologne qui se détachent sur fond de formations nuageuses menaçantes. Inscrite dans le titre même de l’ouvrage, la métaphore religieuse qui fait référence au Daniel de l’Ancien Testament, dont les trois compagnons, refusant d’adorer le dieu de Nabuchodonosor, sont jetés dans une fournaise, donne un sens à ce paysage de catastrophe. Leur « hymne à Dieu » conduit les trois hommes au salut divin, même au milieu des flammes. Naturellement, une telle référence fait penser, non sans un certain malaise, aux fours dans lesquels six millions de juifs ont été incinérés. Mais, pour souligner l’interprétation qu’il entend nous proposer, Claasen met en évidence les institutions, pratiques et symboles religieux chrétiens qui ont survécu aux feux de l’enfer. Ainsi, deux images juxtaposées de l’église Saint-Georges détruite montrent un crucifix miraculeusement suspendu aux arches dénudées de l’édifice, tandis qu’une seconde image se concentre sur le visage triste du Christ dont la tête a visiblement été fendue à la suite d’un bombardement. (…)
Heinrich Brüning, ancien chancelier de l’époque de Weimar, connu pour sa gestion catastrophique du pays par décrets, note sur le rabat de la couverture : “J’ai rarement vu quelque chose d’aussi beau et d’aussi émouvant dans l’art de la photographie. Ce livre fait plus forte impression que n’importe quel discours.”
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Heinrich Brüning, chancelier de la République de Weimar de 1930 à 1932, est mort le 30 mars 1970 à Norwich, Vermont, USA. Cette même année, W.G. Sebald s’installe à Norwich, Norfolk, Angleterre. Le 30 mars 1977, cinq anneaux d’Uranus sont découverts.
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« Comme tout est le fruit du hasard, il faut mettre votre imagination à rude épreuve pour créer un lien entre tous ces éléments. » Lynn Sharon Schwarz L’Archéologue de la Mémoire, conversations avec W.G. Sebald (Actes Sud)
Images : TV Nostalgie
A reblogué ceci sur rhizomiques.