Dans le cadre de la webassociation des auteurs, dissémination de décembre sur le thème « raconter une histoire »
C’était un blog que je lisais dans le train à l’époque je travaillais à l’autre bout du pays une heure de train à l’aller une heure de train au retour, le train était toujours bondé mais je ne voyais pas les passagers je n’écoutais pas les conversations je lisais le blog, l’auteur du blog publiait moi je lisais j’essayais de tenir la cadence il écrivait constamment de nouveaux billets auxquels s’ajoutaient sans cesse de nouveaux commentaires or j’ai toujours considéré qu’il était de mon devoir de lire aussi les commentaires selon moi les commentaires font partie intégrante du corpus d’un blog au même titre que la prose de l’auteur, notez que par la fenêtre j’aurais pu regarder le jour se lever j’aurais pu regarder la nuit tomber j’aurais pu regarder le lac et les sommets enneigés défiler mais la tête penchée vers le sol, je lisais le blog, il faut dire qu’à l’époque mon travail consistait à faire en sorte que les gens me racontent des histoires des histoires et encore des histoires, un travail certes intéressant mais fatigant épuisant, à la fin de la journée je n’avais qu’une hâte monter dans le train et lire le blog car le blog ne racontait rien, au contraire l’auteur brouillait les pistes, toute amorce de récit était dynamitée, des narrateurs apparaissaient, proliféraient puis disparaissaient comme des lapins, en outre le texte était truffé d’hyperliens disposés comme des chausses-trappes de sorte qu’immanquablement vous cliquiez dessus tout en sachant d’avance qu’ils n’aboutiraient nulle part, sans parler des commentateurs qui sans cesse ajoutaient leur grain de sel, vous avez travaillé toute la journée, coincé dans une toute petite pièce avec des gens qui doivent vous raconter une histoire mais qui ne peuvent pas raconter une histoire parce qu’ils ne parlent pas votre langue et que vous ne parlez pas la leur, vous êtes fatigué épuisé mais la lecture du blog ne vous épuise pas d’avantage, au contraire, la lecture du blog, lecture certes difficile, ardue, demandant beaucoup de concentration, dans un train bondé où vous n’avez réussi à vous asseoir qu’en jouant des coudes au détriment peut-être d’une personne plus fatiguée que vous car bien des travaux sont incomparablement plus harassants que de rester toute la journée dans une petite pièce à écouter des histoires, la lecture du blog au contraire vous détendait, et si elle vous détendait, c’était parce que l’auteur avançait sans scénario ni plan établi, le fait est que ce blog n’était pas un blog comme les autres, on sentait que l’auteur ne s’écoutait pas écrire, qualité ô combien rare et précieuse pour un blog, personnellement je sais que je suis incapable d’écrire sans m’écouter c’est pourquoi j’ai renoncé depuis longtemps à écrire, notez que pour mieux préciser mon propos je ne devrais pas dire ce blog ne racontait pas d’histoire je devrais dire ce blog ne s’écoutait pas raconter des histoires car avec le recul je reste frappé par la très grande cohérence du projet, projet autant politique qu’esthétique d’ailleurs, en lisant le blog on ressentait de fait qu’une insurrection était imminente, on comprenait clairement qu’entre la révolution et l’esclavage il n’y avait pas le choix et cela, l’auteur le documentait extrêmement bien, allant jusqu’à préciser quelles pourraient être les premières mesures révolutionnaires, en parallèle on suivait de manière très fragmentaire les tribulations de différents narrateurs, les uns par exemple entreprenaient des voyages insensés aux antipodes, d’autres tenaient de précaires chroniques sociales, certains dessinaient tandis que d’autres filmaient, liste non exhaustive, tant était étourdissante l’inventivité de l’auteur, comment est-il possible qu’une seule et même personne écrive si rapidement et dans des registres aussi différents me demandais-je le soir en marchant vers mon domicile, la tête penchée vers le sol, il est vrai que l’auteur interrompait parfois ses publications, je pars quelques jours loin de toute terre habitée dans un lieu sans connexion disait un des narrateurs, j’en profitais pour relire certains billets dont le sens m’avait échappé, ou pour dévisager les passagers, écouter les conversations, regarder le jour se lever, la nuit tomber, le lac et les sommets enneigés défiler, je savais que bientôt, la publication reprendrait avec de nouveaux narrateurs de nouvelles images et de nouvelles idées, or, un jour, je m’en souviens très bien car non loin de moi étaient assis deux types dont l’un n’arrêtait pas de dire génial,
– comment ça va ta boîte ? demandait le deuxième,
– génial répondait le premier, je viens d’embaucher une jeune ingénieure elle est géniale,
– et tes vacances ?
– génial, on a loué un voilier de douze mètres en Croatie mais là on va partir au Bouthan, pour les visas ma femme connaît quelqu’un à l’ambassade c’est génial,
– et ta maison ?
– génial, on est en train de l’agrandir en achetant celle d’à côté,
je me souviens que le type qui disait tout le temps génial feignait si bien l’absence d’inquiétude qu’il avait fini par m’effrayer et qu’indisposé par la conversation je m’étais penché pour lire le blog, or, depuis ce jour, je n’ai plus jamais réussi à m’y connecter, depuis ce jour, le blog a, semble-t-il, définitivement disparu.
…
Liste des blogs cités dans les liens, par ordre d’apparition :
La Fabrique éditions : Premières mesures révolutionnaires, Eric Hazan & Kamo
Aux îles Kerguelen , Laurent Margantin
Dans les cales du monde social, Pierre Cendrin
La limace à tête de chat, Lucien Suel, Le Silo
Ouvert, Mathilde Roux, Quelque(s) chose(s)
image : Lausanne Aigle/Aigle Lausanne
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