Ne pas voir le kitsch

Sarah Bernhardt par Nadar (Phèdre, 1893).

 » Les bras de la Berma que les vers eux-mêmes, de la même émission par laquelle ils faisaient sortir sa voix de ses lèvres, semblaient soulever sur sa poitrine, comme ces feuillages que l’eau déplace en s’échappant; son attitude en scène qu’elle avait lentement constituée, qu’elle modifierait encore, et qui était faite de raisonnements d’une autre profondeur que ceux dont on apercevait la trace dans les gestes de ses camarades, mais de raisonnements ayant perdu leur origine volontaire, fondus dans une sorte de rayonnement où ils faisaient palpiter, autour du personnage de Phèdre, des éléments riches et complexes, mais que le spectateur fasciné prenait, non pour une réussite de l’artiste mais pour une donnée de la vie; ces blancs voiles eux-mêmes, qui, exténués et fidèles, semblaient de la matière vivante et avoir été filés par la souffrance mi-païenne, mi-janséniste, autour de laquelle ils se contractaient comme un cocon fragile et frileux; tout cela, voix, attitudes, gestes, voiles, n’étaient, autour de ce corps d’une idée qu’est un vers (corps qui, au contraire des corps humains, n’est pas devant l’âme comme un obstacle opaque qui empêche de l’apercevoir mais comme un vêtement purifié, vivifié où elle se diffuse et où on la retrouve), que des enveloppes supplémentaires qui, au lieu de la cacher, rendaient plus splendidement l’âme qui se les était assimilées et s’y était répandue, que des coulées de substances diverses, devenues translucides, dont la superposition ne fait que réfracter plus richement le rayon central et prisonnier qui les traverse et rendre plus étendue, plus précieuse et plus belle la matière imbibée de flamme où il est engainé. Telle l’interprétation de la Berma était, autour de l’oeuvre, une seconde oeuvre vivifiée aussi par le génie.  »  Marcel Proust,  Le Côté de Guermantes.

 » Hiatus troublant entre le kitsch total de la dramaturgie et le modernisme aigu des descriptions de Proust, comme s’il ne voyait pas le kitsch. Eh bien, c’est ça le kitsch : ce qu’on ne voit jamais quand on est dedans ; sorte d’hystérie sélective ». Roland  Barthes, La Préparation du Roman 1 et 2.

Au premier abord, la remarque de Barthes semble évidente, la Berma nous apparaît en effet pathétiquement kitsch. Ce qui caractérise le kitsch barthien, c’est sa non-contemporanéité : Barthes peut voir le kitsch que le narrateur de La Recherche, lui-même trop contemporain de la Berma, ne pouvait distinguer. Mais Barthes peut voir également le « modernisme aigu » de Proust : comme si ce modernisme, forme inversée du kitsch, n’était pas contemporain de Proust et de la Berma, mais de Barthes lui-même ?

Monet  Nymphéas, effets du soir (1897)

« Elles ont, dis-je en parlant des mouettes, une immobilité et une blancheur de nymphéas. (…) et (continuant à imiter le langage du frère dont je n’avais pas osé citer le nom) j’ajoutai qu’il était malheureux qu’elle n’eût pas eu plutôt l’idée de venir la veille, car à la même heure, c’est une lumière de Poussin qu’elle eût pu admirer ».

Poussin  Paysage aux deux Nymphes (1659)

« Au nom du ciel, après un peintre comme Monet, qui est tout bonnement un génie, n’allez pas nommer un vieux poncif sans talent comme Poussin. Je vous dirais tout nûment que je le trouve le plus barbifiant des raseurs. Du reste, continua Mme de Cambremer, j’ai horreur des couchers de soleil, c’est romantique, c’est opéra. (…) Mais, lui dis-je, sentant que la seule manière de réhabiliter Poussin aux yeux de Mme de Cambremer c’était d’apprendre à celle-ci qu’il était redevenu à la mode, M. Degas assure qu’il ne connaît rien de plus beau que les Poussin de Chantilly. Ouais? Je ne connais pas ceux de Chantilly, me dit Mme de Cambremer, qui ne voulait pas être d’un autre avis que Degas, mais je peux parler de ceux du Louvre qui sont des horreurs.—Il les admire aussi énormément.—Il faudra que je les revoie. Tout cela est un peu ancien dans ma tête, répondit-elle après un instant de silence (…). « 

 » A vrai dire, (…) on s’aperçoit très vite que s’il se reprend ainsi en introduisant le mot et l’image des nymphéas c’est pour, d’une part, concrétiser la peinture de Monet qui va faire l’objet de la conversation et, d’autre part, rendre sensible à travers les successives informations qu’il va donner sur les couleurs changeantes des mouettes à mesure que le soleil décline l’écoulement du temps pendant que se poursuivra l’échange des réflexions sur l’art plus ou moins influencées par la mode et par l’âge (ce qui est encore une façon d’évoquer le temps) alternativement émises par la voix de la jeune Mme de Cambremer et la bouche édentée et baveuse de la marquise douairière. » Claude Simon, Le Jardin des Plantes.

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